Jean Ferrat
QUI VIVRA VERRA

Poème d'Aragon


Dans les premiers froids de Madrid
J'habitais la Puerta del Sol
Cette place comme un grand vide
Attendait quelque nouveau Cid
Dont le manteau jonchât le sol
Et recouvrît ces gueux sordides
Qu'on jette aux mendiants l'obole
Montrez-moi le peuple espagnol

Qui vivra verra le temps roule roule
Qui vivra verra quel sang coulera

Passant les bourgs de terre cuite
Les labours perchés dans les airs
Sur un chemin qui fait des huit
Comme aux doigts maigres des jésuites
Leur interminable rosaire
Le vent qui met les rois en fuite
Fouette un bourricot de misère
Vers l'Escorial-au-Désert

Qui vivra verra le temps roule roule
Qui vivra verra quel sang coulera

D'où se peut-il qu'un enfant tire
Ce terrible et long crescendo
C'est la plainte qu'on ne peut dire
Qui des entrailles doit sortir
La nuit arrachant son bandeau
C'est le cri du peuple martyr
Qui vous enfonce dans le dos
Le poignard du cante jondo

Qui vivra verra le temps roule roule
Qui vivra verra quel sang coulera

Qu'au son des guitares nomades
La gitane mime l'amour
Les cheveux bleuis de pommade
L'oeil fendu de Schéhérazade
Et le pied de Boudroulboudour
Il se fait soudain dans Grenade
Que saoule une nuit de vin lourd
Un silence profond et sourd

Qui vivra verra le temps roule roule
Qui vivra verra quel sang coulera

Il se fait soudain dans Grenade
Que saoule une nuit de sang lourd
Une terrible promenade

Il se fait soudain dans Grenade
Un grand silence de tambours


À la page des textes de Jean Ferrat
À la page des textes