Léo Ferré
L'ENFANCE


Souviens-toi des souliers usés, des vendredis
Et le poisson qui se rendait sur la table à midi
Et qu'il marchait tout seul, qu'il n'était pas poli
Frais ou pas le maquereau faut que ça fasse des chichis
Souviens-toi des jeudis et de la mère Larousse
Le frangin à rabat comme un flic à tes trousses
Et ta plume qui grattait sous l'oeil de ce bandit
Qu'une certaine envie mettait à ta merci

L'enfance
C'est un chagrin cueilli de frais
C'est un jardin, c'est un bouquet
C'est des épines aussi
L'enfance
C'est le paradis dans du cambouis
C'est des caresses au fond de la nuit
C'est une leçon d'ennui
L'enfance
C'est des copains qu'on a perdus
C'est des petites mômes qu'on n'a pas eues
C'est une chanson toute nue
L'enfance
L'enfance
C'est un jouet qui s'est arrêté
C'est l'innocence rapiécée
C'est toujours ça de passé
L'enfance

Souviens-toi des frangines qu'avaient même pas dix piges
Dans la nuit retrouvée on jouait à se faire la pige
Même qu'elles étaient girondes avec leurs yeux barrés
Juste en dessous comme une ombre, comme le fard du péché
Souviens-toi des silences au fond des corridors
Et ce halètement divin, je l'entends encore,
Et puis la nuit fidèle à se rappeler ces trucs-là
Et cette foutue mémoire qui me tient par le bras

L'enfance
C'est un pays plein de chansons
C'est le remords de la raison
C'est la folie aussi
L'enfance
C'est l'enfer sous le tableau noir
C'est Tahiti dans un dortoir
C'est l'âme de la nuit
L'enfance
C'est un oiseau que on a manqué
C'est un chat qu'on a chahuté
Et c'est la cruauté
L'enfance
L'enfance
C'est jour après jour quitter l'ombre
Et vers la proie et vers le nombre
C'est apprendre a frapper
L'enfance

Souviens-toi des bonbons et puis du père Noël
De la toupie qui tournait qui tournait qui tournait
Qui tournait qui tournait qui tournait qui tournait...


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