Léo Ferré
LE TESTAMENT


Avant de passer l'arme à gauche
Avant que la faux ne me fauche
Tel jour, telle heure, en telle année
Sans fric, sans papier, sans notaire
Je te laisse ici l'inventaire
De ce que j'ai mis de côté:

La serviette en papier où tu laissa ta bouche
Ta mèche de cheveux quand ils n'étaient pas gris
Mon foulard, quelques plumes, et cette chanson louche
Avec autant de mots que nous avions de nuits
L'oreille de Van Gogh, la pipe de Balzac
Cette armée d'anarchie et cette fanfare blême
Le cheval qui travaille avec son petit sac
Où dorment des prairies d'avoine et de carême
Et de carême

L'enfer de Monsieur Dantes où je descend ce soir
Un paquet vide de Celtiques sur la table
Quelques stylos à bille au roulement d'espoir
Avec dans leur roulis des chansons formidables
Le pick-up du tonnerre et les dents de la pluie
La voix d'André Breton, l'absinthe de Verlaine
Les âmes de nos chiens, un bouquet réuni
Et leurs paroles dans la nuit comme une traîne
Comme une traîne

Le zinc de ce bistrot où nous perdions nos gueules
Cette affiche où nos yeux écoutez des "Bravo"
Cette page d'annonce où s'ennuie toute seule
Notre maison avec mes rêves en nez couard dos
Avant de passer l'arme à gauche
Avant que la faux ne me fauche
Tel jour, telle heure, en telle années
Sans fric, sans papier, sans notaire
Il est bien maigre l'inventaire
De ce que j'ai mis de côté

Mais je te laisse ça comme une chanson tendre
Avec ta fantaisie qui fera beaucoup mieux
Et puis ma voix perdue que tu pourras entendre
En laissant retomber le rideau si tu veux
Si tu veux


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