Pierre Flynn
LETTRE DE VENISE



De ma chambre au cinquième j'entends des voix funestes
C'est l'annonce des trains Padoue Sienne Trieste

Plus ce voyage dure plus je suis loin de tout
À Venise en novembre pluie du soir tout à coup

Sur le lit sans bouger je regarde la nuit
Chavirer lentement comme un bateau qui coule
Pendant quelques instants je ne sais plus qui je suis
Il faut aller manger puis marcher dans la foule

Ma fenêtre est très grande ce lit un peu petit
Patère lavabo placard gris chaise instable
Quel passant avant moi qui a écrit ceci
"Freedom no compromise!" au couteau sur la table?

Du haut de sa colonne le Lion est parti
J'écoute le trio assis devant ma glace
Ils jouent vêtus de noir Summertime" et "Misty"
Les couples de l'automne dansent sur la place

Près du pont Rialto un homme bien vêtu
Hurle à la nuit Libero! Sono libero!"
Exilé? Divorcé? il est ivre et têtu
Libre et seul il s'en va comme vont les héros

Ils dorment tous déjà. les promeneurs se font rares
Quelques lueurs là-bas quelques papillons autour
Quelque chose d'étrange à l'horloge du bar
Comme s'écoule ma vie elle dit l'heure à rebours

Crimes désirs scandales esprits de carnaval
Cette femme qui rit et s'envole aussitôt
Je la sens près de moi elle franchit le canal
Nue et cruelle sous le masque et le manteau

Je saute d'île en île Torcello Murano
Si étrange et si beau le ciel de la lagune

J'ai acheté pour toi un masque à Burano
Le mets sur ton visage sur ton front c'est la lune!

J'aimerais que tu le voies ce boulevard sur la mer
Cette étendue de gris on s'éteindrait dedans

Ça nous voile la tête nous engourdit les nerfs
Ça nous prend ça nous tire ça arrête le temps

J'ai rejoint la téléphoniste la pluie me tombait sur le dos
J'étais trop loin tu étais trop triste je n'ai pas su trouver les mots

J'ai rencontré un type nous avons bavardé
Il détestait l'endroit cet Englishman amer
"Five years is quite enough!" disait-il emmerdé
Mais pour quitter son piège il ne savait que faire

Que me restera-t-il? car c'est bientôt décembre
Quelques petits moments de joies insaisissables
Tout est dans la valise dans la petite chambre
"Freedom! No compromise!" me crie toujours la table

Encore un soir d'orage et je fais le grand tour
Dans ce vaporetto pourquoi suis-je joyeux?
Je veux tout voir encore de Saint-Marc aux faubourgs
L'Arsenal la lagune tout brille dans mes yeux

Méfiez-vous de Venise ils m'ont bien averti
Attention aux clichés! mais je n'écoutais plus
J'ai le regard enfoui dans la lumière grise
Seul hors du monde
À mon aimée tendre salut!


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