Anne Sylvestre
JE TE CHERCHAIS DÉJÀ


Quand J'avais dix ans, que tu en avais treize,
J'aurais bien voulu te connaître un peu.
On aurait couru les jambes à l'aise,
On aurait joué presque avec le feu.
Et dans les fourrés, dans les terrains vagues,
On aurait joué ensemble aux Indiens,
À la fausse guerre où le coeur divague,
À la vraie maraude où l'on ne craint rien.

Qu'il y avait loin de ma bande à la tienne!
Mais, pour autant qu'il m'en souvienne,
Au milieu de ces gamins,
Je te cherchais déjà.
Je te cherchais déjà.

Quand j'avais dix ans, que j'étais sauvage,
J'aurais bien voulu être ton copain.
Va! je courais vite et j'avais pas l'âge
De tenir mes jupes et de parler bien.
Je n'hésitais pas à jeter des pierres
Ou à m'embusquer dans le grand mûrier.
Quand on se battait, j'étais l'infirmière,
Quand on naviguait, j'étais le gabier.

Qu'il y avait loin de ma barque à la tienne!
Mais, pour autant qu'il m'en souvienne,
Au milieu de ces gamins,
Je te cherchais déjà.
Je te cherchais déjà.

Quand j'avais dix ans, tu n'aurais pas eu honte
D'être mon ami: je ne pleurais pas,
Je ne tenais pas encore le compte
Des petits chagrins, j'aimais les combats.
Et si je devins ensuite peureuse,
C'est qu'on me l'apprit avec le latin.
Dès lors je sortis de l'époque heureuse
Où l'on s'égratigne aux mêmes chemins.

Qu'il y avait loin de ma branche à la tienne!
Mais, pour autant qu'il m'en souvienne,
Au milieu de ces gamins,
Je te cherchais déjà.
Je te cherchais déjà.

Quand j'avais seize ans, que tu étais un homme,
J'aurais pas voulu te connaître, va.
J'aurais pas voulu que tu saches comme,
Comme j'étais bête à cet âge-là.
Si tu étais bien comme je t'imagine,
Tu m'aurais fait mal, tu aurais fait peur.
Il valait bien mieux sur d'autres gamines
T'exercer les dents à défaut du coeur.

Il a fallu qu'enfin on se rencontre.
Trois fois dix ans, tu fais le compte,
Faut qu'on s'aime trois fois plus,
Je ne regrette pas, je ne regrette pas
De t'avoir si longtemps cherché déjà.


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