Bourvil
FREDO LE PORTEUR

1952


Me voilà, c'est moi: Fredo le porteur.
Ce que j'en vois défiler, des gens,
Du matin au soir dans la gare,
Où se qu'on dit qu'ils sont si bizarre:
Des décidés, des hésitants,
Des pressés, des qui prennent leur temps
Tandis que moi, je prends leurs valises.
Et dans tous ceux-là qui s'en vont,
On n'en voit jamais un qui dise:
"Hé le porteur, peut-être qu'il trouverait ça bon
De monter avec nous dans le wagon."
Alors, je reste Fredo le porteur.
L'autre jour, un taxi s'arrête.
Je me précipite, c'était mon tour.
Bon. J'ouvre la portière, je rentre la tête
Pour bien voir si y avait du lourd
Et puis, voilà que j'aperçois une fille,
Une fille qu'avait tellement de beauté
Que j'en étais paralysé.
Tout en tremblotant sur mes quilles,
Elle me dit avec un sourire:
"Tenez porteur, prenez tout ça."
Et moi, comme un mannequin en cire,
Je la regardais et puis je bougeais pas.
J'avais envie de lui dire:
"Madame, depuis qu'il m'est permis de rêver,
Depuis que je connais le verbe aimer,
Dans le corps, dans le coeur et puis dans l'âme,
C'est toujours à vous que j'ai pensé.
Sûrement que vous étiez l'inconnue,
Celle qu'on arrange à sa façon,
Qui ne refuse rien, qui se met toute nue
Et qu'a la peau comme une chanson
Dont chaque refrain dirait "je t'aime"
Et je suis là, devant vos yeux,
Vos grands yeux bleus, si grands, si sombres
Qui trouvent le moyen avec tant d'ombre
De rester autant lumineux,
Qu'il faut convenir que dans le fond des cieux
La nuit a dû crever son voile
Pour que ses plus jolies étoiles
Dégringolent s'installer chez elle"
Mais la fille m'a interrompu: "Hein?
Alors l'ami, qu'est ce que vous faites?
Ça va pas bien, vous êtes perdu?"
Je lui ai dis "non" en se couant la tête.
"Bon, alors, "qu'elle a dit," ça va.
N'attendez pas, prenez tout ça."
J'ai empoigné les bagages,
Les sacs, les cartons à chapeaux.
Je me suis tout filé sur le dos
Et suis parti dans son sillage,
Vers le wagon capitonné,
Où se que je l'ai doucement installée
Pour qu'elle soit bien pendant le voyage.
Quand elle m'a tendu du pognon,
Sûrement qu'elle n'a pas du comprendre
Pourquoi que subitement j'ai dit "non"
Et que je me suis dépêché de descendre.
De là, je suis parti au bistrot,
J'ai bu un coup, deux coups, trois coups,
J'ai bu jusqu'à temps que je sois saoul.
Puis j'ai expliqué aux poteaux
Les beaux yeux et les cheveux de ma blonde.
Quand j'ai eu fini de raconter,
Si vous aviez vu à la ronde
Comment ils ont tous rigolé.
Moi, j'ai rigolé avec eux, hein.
Entre hommes, y fallait ça, c'était mieux.
Mais, ce que ça me faisait mal de rire,
Surtout que je pouvais pas leur dire
Que d'un coups, je me sentais tout vieux
Parce que moi, Fredo le porteur,
Je venais de faire la plus grande bêtise
En ayant porté la valise
Qui pour toujours emmenait mon coeur.


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