Léo Ferré
PRÉFACE Préface de "Poète... vos papiers!", 1956
La poésie contemporaine ne chante plus. Elle rampe. Elle a cependant le privilège de la
distinction, elle ne fréquente pas les mots mal famés, elle les ignore. Cela arrange bien des
esthètes que François Villon ait été un voyou. On ne prend les mots qu'avec des
gants: à "menstruel" on préfère "périodique", et l'on va
répétant qu'il est des termes médicaux qui ne doivent pas sortir des laboratoires ou du
codex. Le snobisme scolaire qui consiste à n'employer en poésie que certains mots
déterminés, à la priver de certains autres, qu'ils soient techniques, médicaux,
populaires ou argotiques, me fait penser au prestige du rince-doigts et du baise-main. Ce n'est pas le
rince-doigts qui fait les mains propres ni le baise-main qui fait la tendresse. Ce n'est pas le mot qui fait
la poésie, c'est la poésie qui illustre le mot.
L'alexandrin est un moule à pieds. On n'admet pas qu'il soit mal chaussé, traînant dans
la rue des semelles ajourées de musique. La poésie contemporaine qui fait de la prose en le
sachant, brandit le spectre de l'alexandrin comme une forme pressurée et intouchable. Les
écrivains qui ont recours à leurs doigts pour savoir s'ils ont leur compte de pieds ne sont pas
des poètes: ce sont des dactylographes. Le vers est musique; le vers sans musique est littérature.
Le poème en prose c'est de la prose poétique. Le vers libre n'est plus le vers puisque le propre
du vers est de n'être point libre. La syntaxe du vers est une syntaxe harmonique - toutes licences
comprises. Il n'y a point de fautes d'harmonie en art; il n'y a que des fautes de goût. L'harmonie peut
s'apprendre à l'école. Le goût est le sourire de l'âme; il y a des âmes qui
ont un vilain rictus, c'est ce qui fait le mauvais goût. Le Concerto de Bela Bartok vaut celui de
Beethoven. Qu'importe si l'alexandrin de Bartok a les pieds mal chaussés, puisqu'il nous traîne
dans les étoiles! La Lumière d'où qu'elle vienne EST la Lumière...
En France, la poésie est concentrationnaire. Elle n'a d'yeux que pour les fleurs; le contexte d'humus
et de fermentation qui fait la vie n'est pas dans le texte. On a rogné les ailes à l'albatros
en lui laissant juste ce qu'il faut de moignons pour s'ébattre dans la basse-cour littéraire.
Le poète est devenu son propre réducteur d'ailes, il s'habille en confection avec du kapok dans
le style et de la fibranne dans l'idée, il habite le palier au-dessus du reportage hebdomadaire. Il n'y
a plus rien à attendre du poète muselé, accroupi et content dans notre monde, il n'y a
plus rien à espérer de l'homme parqué, fiché et souriant à l'aventure du vedettariat.
Le poète d'aujourd'hui doit être d'une caste, d'un parti ou du Tout-Paris.
Le poète qui ne se soumet pas est un homme mutilé. Enfin, pour être poète, je veux
dire reconnu, il faut "aller à la ligne". Le poète n'a plus rien à dire, il s'est
lui-même sabordé depuis qu'il a soumis le vers français aux diktats de l'hermétisme
et de l'écriture dite "automatique". L'écriture automatique ne donne pas le talent.
Le poète automatique est devenu un cruciverbiste dont le chemin de croix est un damier avec des
chicanes et des clôtures: le five o'clock de l'abstraction collective.
La poésie est une clameur, elle doit être entendue comme la musique. Toute poésie destinée
à n'être que lue et enfermée dans sa typographie n'est pas finie; elle ne prend son sexe
qu'avec la corde vocale tout comme le violon prend le sien avec l'archet qui le touche. Il faut que l'oeil
écoute le chant de l'imprimerie, il faut qu'il en soit de la poésie lue comme de la lecture des
sous-titres sur une bande filmée: le vers écrit ne doit être que la version originale
d'une photographie, d'un tableau, d'une sculpture.
Dès que le vers est libre, l'oeil est égaré, il ne lit plus qu'à plat; le relief
est absent comme est absente la musique. "Enfin Malherbe vint..." et Boileau avec lui... et toutes
les écoles, et toutes les communautés, et tous les phalanstères de l'imbécillité!
L'embrigadement est un signe des temps, de notre temps. Les hommes qui pensent en rond ont les idées
courbes. Les sociétés littéraires sont encore la Société. La pensée
mise en commun est une pensée commune. Du jour où l'abstraction, voire l'arbitraire, a remplacé
la sensibilité, de ce jour-là date, non pas la décadence qui est encore de l'amour, mais
la faillite de l'Art. Les poètes, exsangues, n'ont plus que du papier chiffon, les musiciens que des
portées vides ou dodécaphoniques - ce qui revient au même, les peintres du fusain à
bille. L'art abstrait est une ordure magique où viennent picorer les amateurs de salons louches qui ne
reconnaîtront jamais Van Gogh dans la rue... Car enfin, le divin Mozart n'est divin qu'en ce bicentenaire!
Mozart est mort seul, accompagné à la fosse commune par un chien et des fantômes. Qu'importe!
Aujourd'hui le catalogue Koechel est devenu le Bottin de tout musicologue qui a fait au moins une fois le
voyage à Salzbourg! L'art est anonyme et n'aspire qu'à se dépouiller de ses contacts
charnels. L'art n'est pas un bureau d'anthropométrie. Les tables des matières ne s'embarrassent
jamais de fiches signalétiques... On sait que Renoir avait les doigts crochus de rhumatismes, que
Beethoven était sourd, que Ravel avait une tumeur qui lui suça d'un coup toute sa musique, qu'il
fallut quêter pour enterrer Bela Bartok, on sait que Rutebeuf avait faim, que Villon volait pour manger,
que Baudelaire eut de lancinants soucis de blanchisseuse: cela ne représente rien qui ne soit qu'anecdotique.
La lumière ne se fait que sur les tombes.
Avec nos avions qui dament le pion au soleil, avec nos magnétophones qui se souviennent de "ces
voix qui se sont tues", avec nos âmes en rade au milieu des rues, nous sommes au bord du vide,
ficelés dans nos paquets de viande, à regarder passer les révolutions. Le seul droit qui
reste à la poésie est de faire parler les pierres, frémir les drapeaux malades, s'accoupler
les pensées secrètes.
Nous vivons une époque épique qui a commencé avec la machine à vapeur et qui se
termine par la désintégration de l'atome. L'énergie enfermée dans la formule
relativiste nous donnera demain la salle de bains portative et une monnaie à piles qui reléguera
l'or dans la mémoire des westerns... La poésie devra-t-elle s'alimenter aux accumulateurs
nucléaires et mettre l'âme humaine et son désarroi dans un herbier?
Nous vivons une époque épique et nous n'avons plus rien d'épique. A New York le dentifrice
chlorophylle fait un paté de néon dans la forêt des gratte-ciel. On vend la musique comme
on vend le savon à barbe. Le progrès, c'est la culture en pilules. Pour que le désespoir
même se vende, il ne reste qu'à en trouver la formule. Tout est prêt: les capitaux, la
publicité, la clientèle. Qui donc inventera le désespoir?
Dans notre siècle il faut être médiocre, c'est la seule chance qu'on ait de ne point
gêner autrui. L'artiste est à descendre, sans délai, comme un oiseau perdu le premier jour
de la chasse. Il n'y a plus de chasse gardée, tous les jours sont bons. Aucune complaisance, la
société se défend. Il faut s'appeler Claudel ou Jean de Létraz, il faut être
incompréhensible ou vulgaire, lyrique ou populaire, il n'y a pas de milieu, il n'y a que des variantes.
Dès qu'une idée saine voit le jour, elle est aussitôt happée et mise en compote,
et son auteur est traité d'anarchiste.
Divine Anarchie, adorable Anarchie, tu n'es pas un système, un parti, une référence, mais
un état d'âme. Tu es la seule invention de l'homme, et sa solitude, et ce qui lui reste de liberté. Tu es l'avoine du poète.
A vos plumes poètes, la poésie crie au secours, le mot Anarchie est inscrit sur le front de ses
anges noirs; ne leur coupez pas les ailes! La violence est l'apanage du muscle, les oiseaux dans leurs cris
de détresse empruntent à la violence musicale. Les plus beaux chants sont des chants de revendication.
Le vers doit faire l'amour dans la tête des populations. A l'école de la poésie, on
n'apprend pas: on se bat.
Place à la poésie, hommes traqués! Mettez des tapis sous ses pas meurtris, accordez vos
cordes cassées à son diapason lunaire, donnez-lui un bol de riz, un verre d'eau, un sourire,
ouvrez les portes sur ce no man's land où les chiens n'ont plus de muselière, les chevaux de
licol, ni les hommes de salaires.
N'oubliez jamais que le rire n'est pas le propre de l'homme, mais qu'il est le propre de la Société.
L'homme seul ne rit pas; il lui arrive quelquefois de pleurer.
N'oubliez jamais que ce qu'il y a d'encombrant dans la morale, c'est que c'est toujours la morale des autres.
Je voudrais que ces quelques vers constituent un manifeste du désespoir, je voudrais que ces quelques
vers constituent pour les hommes libres qui demeurent mes frères un manifeste de l'espoir.