Berthe Sylva
MON VIEUX PATAUD R. Le Peltier - A. Valsien
Rouillé, perclus, courbé sur son bâton de chêne
Quand Butaud le braconnier dut renoncer à l'affût
Bien qu'on ne l'aimât guère, vu son âge et sa gêne
Au bureau de bienfaisance, pourtant, on le secourut.
Au cabaret, jamais on ne le voyait boire.
Il passait, fier, avec son chien, causant quelque fois
Pour dire que: "l'assistance étant obligatoire",
C'est sans honte qu'il touchait son se cours au bout de chaque mois
Puis il sifflait son chien: "ffuitt! allons viens Pataud",
Et, tous deux s'en allaient, le vieux parlant tout haut:
"Mon vieux Pataud, toi qu'es qu'une bête
T'es bien meilleur que certains gens
T'as pas deux sous de malice en tête:
Quand tu veux mordre, on voit tes dents!
Tandis que les hommes, bêtes à deux pattes,
Sous des sourires cachant leurs crocs
A l'instant même ou ça vous flatte
Ça vous mangerait cour et boyaux
Personne, nous deux Pataud, n'a pu nous humilier
Moi, j'ai jamais eu de maître et toi t'as pas de collier
Un jour, comme il sortait du bureau de bienfaisance,
Il salua me sieur le maire qui dit: "Bonjour Butaud
Tiens! c'est à toi ce chien-là? "Oui, dit le vieux, sans méfiance,
Une brave bête presqu'aussi vieille que moi, se pas Pataud?"
"Je comprends, répondit le maire, c'est un ancien complice,
On s'aime, pardi! seulement, Butaud, moi je te préviens:
Entre tes secours et ton cabot, faut que tu choisisses.
L'argent des indigents n'est pas fait pour les chiens!"
Le vieux siffla son chien: "ffuitt! allons viens, Pataud",
Puis partit sans saluer en grommelant ces mots:
"Mon vieux Pataud, toi qu'es qu'une bête
T'es bien meilleur que certaines gens
T'as pas deux sous de malice en tête:
Quand tu veux mordre, on voit tes dents!
Alors, faudrait que tu disparaisses
Parce que nous sommes deux malheureux.
Ça serait mal payer tes caresses
T'inquiète pas, on restera nous deux
Non! je t'abandonnerai pas, Pataud, une telle lâcheté
Ça serait vraiment payer trop cher leur charité!"
Et comme le vieux ne voulait en faire qu'à sa tête,
On résolut de comprendre mieux que lui ses intérêts.
Un soir donc, lâchement on tira sur la bête
Qui, toute sanglante, revint s'étendre auprès des chenets.
Alors le vieux Butaud saisit sa cartouchière
Il arma son fusil en grondant: "Assassins!"
Mais Pataud fit entendre une plainte légère
Et le vieux, en pleurant, se pencha sur son chien.
Et comme la bête semblait lui dire: "achève-moi!"
Le bonhomme à genoux, fit un signe de croix.
Mon vieux Pataud, nous sommes trop bêtes
Pour comprendre quelque chose à la loi.
Finissons-en, la charge est prête
Un coup pour toi, un coup pour moi
Pataud, on va partir ensemble
Au pays d'où que personne ne revient..
Ah nom de Dieu, tout de même, j'en tremble
Pardonne-moi, Pataud. tiens-toi bien!
Et c'est comme ça que l'on vit, doucement dans les cieux,
Monter l'âme d'un chien avec l'âme d'un gueux!